Cet entretien a été réalisé pendant la réalisation du film Deuxième monde (2025), dont les recherches et réflexions développées par Christophe Boltanski dans King Kasaï (2023) sur le Musée royal de l’Afrique Centrale à Tervuren, et dans Minerais de sang (2012) sur l’extraction des minerais en République Démocratique du Congo, ont accompagné la conception.
IC : King Kasaï (2023), qui aborde l’histoire coloniale du Congo sous le règne de Léopold II, se déroule le temps d’une nuit au Musée royal de l’Afrique Centrale à Tervuren. Pourquoi avoir choisi ce cadre ?
CB : Ma maison d’édition (Stock) abrite la collection « Ma nuit au musée », à laquelle je souhaitais participer. J’avais proposé deux lieux à mon éditeur, qui ont en commun, je pense, d’être hantés. Des lieux qui sont vraiment habités : le musée de Tervuren et la maison de Victor Hugo à Guernesey (Hauteville House). Je ne sais pas si je crois vraiment aux fantômes – mais comme tout le monde, j’y crois un peu. Je trouvais intéressant d’être confronté à ces fantômes le temps d’une nuit.
Évidemment j’avais peur de la nuit. Je ne pouvais pas y échapper, compte tenu du processus d’écriture du livre. En même temps, la nuit est sans doute le pire cliché apposé sur l’Afrique : l’Afrique comme le royaume des ténèbres, le continent noir, etc. tout ce que l’on retrouve dans le livre d’Henry Morton Stanley, À travers le continent mystérieux. Il y a cette idée très ancienne des ténèbres, qui, d’après les historiens, remonte au Moyen-Âge. Ayant été nourris de ça depuis des siècles, c’est très compliqué d’y échapper – et ça n’a pas de sens d’essayer. Il faudrait plutôt être capable de faire un pas de côté pour voir ce qu’on voit, et pour voir aussi la lunette qu’on a sur le nez. On est constamment obligé, dans ce processus, d’avoir un retour sur soi, sur ce qu’on voit, et sur les images que l’on projette.
IC : Marguerite Duras et Claire Denis partent de l’expérience de leurs enfances respectives. Et la façon dont vous décrivez le musée de Tervuren évoque les enquêtes de Tintin, qui vous ont marqué étant enfant. Ce qui m’inquiète toujours en travaillant sur ce sujet, c’est le fantasme – ce que je fantasme de mon enfance en Centrafrique.
CB : J’avais envie de raconter une déambulation dans le musée. Ce voyage qui est proposé, qui est une sorte d’exploration, fait finalement écho à la démarche des blancs dans cette Afrique présentée comme mystérieuse et inconnue. Mais ce qui m’intéresse précisément, c’est que je ne visite pas – quand je vais à Tervuren, au Musée royal d’Afrique Centrale – le Congo, encore moins l’Afrique, je n’en visite qu’une représentation. On est dans le fantasme. C’est ce fantasme-là que je peux explorer, que je peux raconter, que je peux essayer de décrire et de comprendre. D’ailleurs, Hergé s’en est nourri pour raconter les Aventures de Tintin au Congo. Pour dessiner son album, il ne s’est pas rendu sur place, il s’est contenté de visiter le musée de Tervuren.
IC : Dans King Kasaï, le fantasme est aussi lié aux rapports d’échelles entre les objets et au clair-obscur.
CB : C’était autorisé, j’aimerais dire, par le dispositif. Le musée était entièrement plongé dans l’obscurité et je ne pouvais le visiter qu’à l’aide de la lampe de mon portable. Je ne pouvais donc pas voir la scénographie d’ensemble, mais seulement des fragments. Le moindre détail prenait des proportions gigantesques. Cela m’a encouragé à m’intéresser aux objets qui peuplent ce musée et à leur histoire. La plupart d’entre eux renvoient à la chasse et ont un statut de trophée.
IC : Et cette exploration suit un mouvement concentrique.
CB : Je l’ai vécu comme ça en effet. Au début cela relève de la promenade : marcher la nuit dans la forêt pour aller dans un musée. Mais plus on s’enfonce dans le musée, plus on se rapproche de l’horreur. Je pensais à La divine comédie de Dante, où le lecteur a vraiment le sentiment de passer des cercles successifs, jusqu’au cercle de l’Enfer – ce dernier cercle correspondrait ici à la salle historique. Je voulais que ce soit une sorte de glissement progressif, avec cette descente sous terre, qui est aussi une descente – ou une remontée – dans le temps. Cette forme concentrique, qui est une forme d’approche lente, s’était déjà imposée lors de mon enquête sur les minerais.
IC : Minerais de sang, que vous avez publié en 2012, et qui a pour sujet l’extraction de la cassitérite dans les mines du Nord-Kivu en république Démocratique du Congo, se présente plutôt comme une enquête journalistique que comme la forme semi-fictionnelle que vous explorez dans King Kasaï.
CB : J’étais journaliste à l’Obs, où je suivais l’Afrique (si l’on peut dire cela compte tenu de l’immensité de ce continent), quand mon éditeur m’a proposé d’écrire un livre de voyage sur cette partie du monde, une sorte de carnet littéraire. J’étais gêné par cette idée du voyageur allant vers un inconnu (inconnu de qui ? pas de tous ceux qui y vivent, en tout cas). Je préfère la rencontre, l’approche, le dialogue, à l’exploration, qui se place toujours en surplomb. Et j’ai donc trouvé plus intéressant de suivre des petits cailloux, comme le Petit Poucet, et de raconter à travers ces petits cailloux tout ce qui s’y rattache, tous les gros cailloux que je pouvais rencontrer en chemin. J’ai essayé de raconter de cette manière l’histoire de la cassitérite et, à travers ce minerai, l’histoire de la mondialisation, de relier tout cela. Cette forme « en pointillé » me convenait mieux que « d’aller vers un ailleurs », dans une sorte d’exotisme de pacotille. Je voulais dire qu’on est tous liés, que ce minerai que l’on consomme tous les jours, avec son portable ou son ordinateur, nous relie à ce qui se passe dans ce lointain, qui n’est finalement pas si loin que ça.
IC : Cette enquête nous replonge à plusieurs reprises au cours du livre dans l’histoire du génocide du Rwanda, qui est limitrophe de la région du Kivu.
CB : En 2009-2010, j’avais travaillé sur l’enquête du juge Jean-Louis Bruguière sur l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana. Son récit, totalement négationniste, a été largement repris et a eu un usage idéologique immédiat : il suggérait que les victimes Tutsi avaient été responsables de leur propre génocide, en abattant l’avion, et plus, que cela avait été fait dans le but de provoquer le génocide. C’était d’une perversité rare. J’ai passé beaucoup de temps à essayer de déconstruire cette enquête. J’ai notamment eu la surprise de découvrir qu’un expert, qui avait servi de traducteur dans l’enquête Bruguière, était lui-même un ancien génocidaire. Suite à ça, je me suis intéressé au rôle de la France dans le génocide. Si la France a été complice du dernier génocide du XXe siècle, c’est juste énorme.
IC : C’est le cas, non ?
CB : Je pense que ça l’est. Je croyais – et je crois toujours – que ce genre d’événement devient de plus en plus lourd avec le temps. Non seulement, cela ne s’atténue pas mais, au contraire, cela pèse de plus en plus lourd sur les mémoires. On pense que c’est fini, que ça va s’oublier, qu’on va tourner la page, en fait non. Cette histoire va ressurgir dans 5, dans 10 ans, dans 15 ans, et des gens, s’ils sont encore vivants, devront rendre des comptes. J’avais fait un reportage à l’hôpital de Panzi dans la région du Kivu au Congo, où travaille le Docteur Denis Mukwege, sur les crimes sexuels. J’ai rencontré beaucoup de victimes et entendu des récits absolument terrifiants, que je n’avais jamais entendus. Leurs agresseurs étaient pour la plupart des FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda). Et j’ai commencé à lire sur l’histoire du Congo à ce moment-là. Ce qui m’a beaucoup frappé, en lisant notamment Les fantômes du roi Léopold d’Adam Hochschild, c’était la similitude des faits, de voir comment le passé, l’histoire longue, se recoupait, comment ces récits et pratiques d’atrocités se répondaient. Je pense qu’on apprend tout, y compris à commettre des horreurs. Ce n’est pas quelque chose qui vient comme ça.
IC : Vous pensez que ces pratiques ont été transmises de manière méthodique ?
CB : Méthodique, non, mais il y a une forme de transmission, une histoire de la violence. Par exemple, les années de plomb en Algérie renvoient à la guerre d’indépendance qui elle-même renvoie à la conquête de l’Algérie par l’armée française. Je pense qu’il faut voir cela à travers un temps long de l’horreur.
IC : Dans plusieurs de vos entretiens, vous dites que l’entreprise coloniale, typiquement celle du roi Léopold, est liée à la chasse.
CB : Je pense que la chasse est un moyen de s’approprier un lieu et des êtres. C’est ce qui se rapproche le plus de la guerre – la chasse est la guerre individuelle, c’est la guerre que chacun peut mener seul. Et je pense que dans la chasse, comme dans la guerre, on a comme finalité le trophée, ce qu’on peut ramener, ce qu’on va montrer, les faisans qu’on va étaler sur le parvis d’un château après une chasse à courre. J’ai eu le sentiment, par exemple dans le musée de Tervuren, que tout était finalement le fruit d’une grande chasse : tout était du butin, que ce soit les animaux, les masques, ou les artefacts.
IC : Vous décrivez finalement ce musée comme une accumulation – de collections, de trophées – liée à la chasse et à une forme extractivisme.
CB : Il exemplifie l’extractivisme capitaliste. L’accumulation en est la démonstration, dans une démesure hallucinante. Le musée compte 180 000 objets ethnographiques, 10 millions de spécimens animaux, etc. Ces quantités hallucinantes n’ont même aucun sens scientifique, parce qu’on ne peut pas entretenir un patrimoine comme celui-là. Il ne peut que se dégrader et pourrir dans des caves. Il est même simplement impossible à recenser complétement. Tout ça est vertigineux. Et c’est vrai aussi pour le Musée de l’Homme. Dans Le goût des autres, Benoît de l’Estoile raconte que Marcel Mauss, en tant que directeur du Musée, délivrait des « permis de capture », et parlait de « butins scientifiques ». Le vocabulaire de la chasse était aussi utilisé par ces explorateurs qui agissaient « au nom de la science ». Dans L’Afrique fantôme (1934), Michel Leiris se livre à une violente autocritique lorsqu’il raconte comment il s’empare de masques sacrés dogons en s’introduisant en catimini dans un sanctuaire. Ce sont des vols qu’il dénonce.
IC : Dans L’Impérialisme, Hannah Arendt décrit bien ce qui constitue le contingent de ceux qui partent en Afrique, et vous le faites également dans King Kasaï : ce sont des aristocrates souvent déshérités par leur position de cadet, nourris de littérature romanesque.
CB : Et de bibles.
IC : Ils souhaitent quitter, par exemple, une Angleterre corsetée, sont en quête d’aventure, nourris de littérature et de fantasmes de l’étranger, et se trouvent finalement devenir des tortionnaires. Cela me fait penser qu’une partie du problème de cette histoire coloniale, c’est peut-être la culture – les idées, les œuvres -, celle que l’on aime vraiment, à laquelle on se sent intimement liés, qui, non seulement s’est créée aux dépends de populations entières, mais a peut-être également contribué à ce que cela arrive – les viols, les pillages, les assassinats. Et je me pose d’autant plus la question que, comme vous le soulignez dans plusieurs entretiens, il n’y a pas de musée de l’histoire coloniale en France. Pourquoi selon vous ?
CB : Poser la question, c’est y répondre. On a en France des dizaines de milliers de musées sur toutes sortes de productions culturelles, 60 musées nationaux sur tout, sauf sur cette chose énorme contre laquelle on est adossés depuis quasiment les grandes découvertes, et qui inclut toute l’industrie, tout le commerce international, tout le développement des grands magasins. Et cette absence flagrante, on ne la constate pas seulement en France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Belgique.
IC : C’est que cela recouvre toute la culture.
CB : Oui, c’est trop énorme.
IC : N’est-ce pas lié à la glorification de notre propre modernité, de ce que l’on appelle « la civilisation » ?
CB : Oui, toute la modernité européenne est liée à cette histoire. Au crime colonial.
IC : Vous avez évoqué la question des statues déboulonnées, en posant : faut-il soustraire ou ajouter ? C’est-à-dire, les soustraire à l’espace public ou ajouter un commentaire pour les contextualiser ?
CB : Il y a quelque chose qui m’a énormément ému. Quand j’en parle, je ressens une vraie émotion, et je me dis que c’est intéressant, que c’est peut-être ça la piste à suivre. Il y a des statues de Léopold partout en Belgique. Il y en a une particulièrement immense à Oostende, sur le front de mer, qui est une statue en bronze, un portrait équestre de Léopold entouré de Congolais, qui sont tous à moitié nus, sous les traits d’enfants, remerciant leur libérateur. Cette statue a évidemment fait l’objet de manifestations pour dénoncer les crimes commis sous son règne, et à l’occasion de l’une de ces manifestations, quelqu’un a coupé un bras de l’un de ces enfants représentés à côté de Léopold, en référence à une pratique courante à l’époque de son régime, qui était de couper les mains. C’est la même statue, mémorielle, édifiante, elle est toujours là dans l’espace public, elle n’a pas été cachée dans un hangar, mais elle a changé de sens.