Essay01.12.2014

L’artiste en traducteur

Farah Khelil, Thèse de doctorat Arts et Sciences de l’Art, December 2014

Essay01.10.2021

Seeing, Understanding, Living

Clément Dirié, Le Prix Marcel Duchamp 2021, October 2021

Interview01.03.2019

Isabelle Cornaro

with Nicolas Trembley and Thibaut Wychowanok, Numéro, March 2019

Review17.10.2018

Blue Spill – Isabelle Cornaro

Paul Ardenne, Artpress, October 2018

Review24.10.2018

Isabelle Cornaro at Balice Hertling

Mara Hoberman, Artforum International, October 2018

Essay11.01.2014

In Captions, As Annotations

Lauren Mackler, This Morbid Round Trip from Subject to Object (a facsimile), Ed. LAXART, 2014

Interview11.01.2014

Isabelle Cornaro Interview

with Matthew Schum, This Morbid Round Trip from Subject to Object (a facsimile), Ed. LAXART, 2014

Essay01.06.2011

Repointing: Isabelle Cornaro and the Index

Glenn Adamson, Isabelle Cornaro, Ed. JRP|Ringier, 2011

Interview01.01.2011

From the Cinematic to Display

with Alice Motard, Isabelle Cornaro, Ed. JRP|Ringier, 2011

Essay01.06.2011

Artist in the Act

Clément Dirié, Isabelle Cornaro, Ed. JRP|Ringier, 2011

Essay01.06.2011

Vanishing Points and Emerging Forms

Vivian Sky Rehberg, Isabelle Cornaro, Ed. JRP|Ringier, 2011

Interview01.07.2012

Isabelle Cornaro in conversation with Fabrice Stroun

with Fabrice Stroun, Isabelle Cornaro, Ed. Inside the White Cube, 2012

Essay01.01.2016

Isabelle Cornaro

Benjamin Thorel, Le Journal de la Verrière, January 2016

Interview08.02.2016

Deconstructing Classicism

with Emily McDermott, Interview, August 2016

Essay01.02.2015

Suspended Animation

Paul Galvez, Artforum, February 2015

Review01.03.2015

Isabelle Cornaro at Galerie Francesca Pia

Aoife Rosenmeyer, Frieze, March 2015

Review24.05.2015

Isabelle Cornaro at South London Gallery

Andrew Witt, Artforum.com, May 2015

Review05.05.2015

Le impressioni chromatiche di Isabelle Cornaro

Elena Bordignon, ATP Diary, May 2015

Review01.05.2014

Isabelle Cornaro at LAXART

Eli Diner, Artforum, May 2014

Review01.02.2016

Isabelle Cornaro at Balice Hertling

Riccardo Venturi, Artforum, February 2016

Review27.01.2016

Des gestes de la pensée

Alain Berland, Mouvement.net, January 2016

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Essay / 01.12.2014

L'artiste en traducteur Farah Khelil, Thèse de doctorat Arts et Sciences de l’Art, December 2014

Essay / 01.12.2014

L'artiste en traducteur

Farah Khelil, Thèse de doctorat Arts et Sciences de l’Art, December 2014

II. Traductions
1. Témoins oculaires

Dans l’œuvre d’Isabelle Cornaro intitulée Paysage avec Poussin et témoins oculaires, je fais l’expérience de la traduction. L’œuvre est constituée d’objets divers, chinés dans les brocantes et posés sur des socles disposés dans une sorte de plan métrique à la fois muséal et commercial. Des tapis enroulés sont posés à même le sol et d’autres se tiennent au fond de la composition tapissant des panneaux en contre-plaqué. L’ensemble baigne dans un ton ocre, vert, marron et gris avec ci et là quelques motifs bleus. L’œuvre interpelle et attire l’attention par sa masse et sa disposition dans l’espace. Le spectateur est invité à traverser l’installation, à entrer dans le décor, et celui qui ignore le titre ou qui ne dispose pas de la grille de lecture de l’œuvre ne verra qu’un assemblage d’objets et de socles. On peut probablement y voir une sorte de transition
entre un rangement et une exposition d’œuvre d’art en devenir. Dans Paysage avec Poussin et témoins oculaires, l’artiste transpose la construction spatiale des paysages idéalisés de Nicolas Poussin (1594-1665) à travers une collection d’objets sans relation avec le référent, sauf peut-être à travers quelques motifs géométriques ou floraux. L’artiste construit cette installation-paysage comme un dialogue avec ce que Nicolas Poussin nomme prospect : « Poussin opposera à la vue simple des objets, leur considération attentive, à la réception naturelle dans l’œil de la ressemblance et de la forme de la chose vue, la recherche, dans l’acte de vision même, du moyen de bien connaître cet objet. Cet office de raison, Poussin l’appelle le prospect par opposition à l’aspect. Le prospect ne se définit pas seulement comme un acte de l’esprit, mais par des
conditions objectives qui sont celles de la géométrie optique : le prospect, c’est la prospective, la construction légitime du tableau » 1. L’installation reprend métriquement la construction de la peinture, à travers la disposition des objets sur les lignes de fuite composant le tableau. Tous les éléments sont placés selon un principe de perspective classique avec un point de vue unique, où les objets les plus grands sont au premier plan et les plus petits en arrière-plan. En traversant l’installation, le spectateur s’émancipe du point de vue unique que propose la peinture pour une plus grande proximité avec les objets et des points de vue multiples.

En circulant dans l’œuvre, on passe du registre de l’image – qui se défait – à celui de l’objet provoquant un jeu de construction et de déconstruction dans un même dispositif. On a envie de voir les objets de plus près et de les toucher. Pourtant, ce n’est pas dans les rayons d’une brocante ou d’un souk que je fais la rencontre de ces choses, mais bien au Musée d’Art contemporain du centre Georges Pompidou. « J’étais très intéressée par cette valeur ajoutée qui est à la fois sentimentale et économique. Il y a toute cette idée du fétichisme des objets qui a émergé et du rapport que l’on entretient avec ces objets, qui sont commémoratifs et qui ont plusieurs fonctions, qui sont à la fois des objets d’usage et de commémoration » 2. Il existe plusieurs versions de cette traduction-installation. Chez Isabelle Cornaro, les figures du tableau de Poussin deviennent des objets identiques qui évoquent la sérialité, la culture populaire et interrogent la valeur des objets, ainsi que la valeur ajoutée de l’œuvre d’art. Le tableau de Poussin constitue une trame – « l’archétype du paysage »3 – pour composer un dessin en volume dans un espace avec des plans représentés par les socles, et des motifs représentés par des objets. « En fait, il est question de systèmes de transposition. Comment fait-on pour passer d’un objet familier, de quelque chose que tout le monde connaît, à sa transposition abstraite ? Je pars souvent de produits culturels déjà existants, appartenant à la culture savante ou populaire, tels que les films hollywoodiens, les dessins animés, les images de jardins, les objets arts and krafts etc. D’autre part, l’abstraction renvoie ici à l’aspect systémique et catégoriel de la représentation. C’est dans ce sens que j’entends le mot abstraction : comme schématisation, comme systématisation typologique des signes, mais aussi comme abstraction formelle, c’est-à-dire comme motif non-figuratif. » 4. Pour l’artiste, la traduction, le passage d’un medium à un autre, du dessin à l’installation, ou de l’installation au film est un travail sur les catégories et sur les media et où il n’y a pas de frontières entre les choses. Par ce processus de traduction, il s’agit de reproduire manuellement ou mécaniquement un modèle sans s’y impliquer subjectivement. Par ces agencements d’objets, l’artiste se tiens à distance de la source comme pour mieux la photographier ou la filmer.

La disposition des objets sur les socles pose la question de la valorisation et de la valeur ajoutée de ces objets. L’installation semble remettre en question le rapport à la valeur de l’œuvre d’art, qu’elle soit affective ou sentimentale, au regard de la reproduction mécanique de celle-ci. L’artiste se base sur un modèle, un original pour réaliser sa composition schématique mais n’en laisse aucune trace au moment de la visualisation du processus de transposition dont il est question sauf à travers le commentaire et le discours. Le paysage de Poussin devient un énoncé ou encore une abstraction formelle, n’étant présent qu’en virtualité, en puissance. Par ce geste, Isabelle Cornaro incarne le portrait de l’artiste en traducteur : s’appropriant une source sans l’altérer, mais la traduit dans un autre format et dans une autre langue. Ainsi, la peinture
se lit en installation. « Il faudrait penser la traduction comme l’esthétique, comme une pensée de l’écart, comme une pensée en acte. La traduction, comme l’esthétique, pense une activité en cours et qui nous met en cause. Elles sont toutes deux une occasion de réflexion importante, à travers la pratique. Il y a, pour la traduction comme pour l’esthétique, une clairvoyance, un savoir propre à la pratique, qui vient de la pratique »5. La lecture d’une œuvre en engendre une autre, non par ressemblance ou reproduction, mais par la traduction qui témoigne d’une forme de connaissance et de savoir de deux langues ; celle de l’original (la source) et celle de la traduction (la cible). Entre les deux, l’acte de la traduction se définit comme à mi-chemin entre théorie et pratique, art et philosophie. Finalement, l’artiste explique ce processus de traduction comme une manière de prendre de la distance par rapport à ce qu’elle observe : « pour trouver d’autres formes et essayer d’éviter les systématismes. C’est-à-dire de faire des formes que l’on ne ferait pas forcément si on n’était pas dans une logique de traduction. Finalement, c’est pour accéder à des esthétiques ou à des gestes que je ne ferais pas spontanément »6. L’artiste-traducteur fait alors l’expérience d’une langue artistique étrangère – comme d’une sonorité, d’une tonalité et d’une prononciation particulière – et de tout ce que véhicule une langue. Ce qui manque c’est le témoin, la preuve reliant le fait à la cause, le signifiant au signifié, la source à la cible. Dans cet écart – espace de possible, de rencontre et de transformation – se forme un art ou une écriture. Il s’agit d’énoncés indiciels où le traducteur devient le seul témoin de la source et de son
individuation.
Francis Bacon (le peintre) raconte son geste diagrammatique, lors d’un entretien oral. Gilles Deleuze (le philosophe) en fait un concept qu’il traduit de l’anglais « graph » au français « diagramme ». Naît alors une légende, un mythe, un concept philosophique. Ce moment de traduction – en temps réel – ce moment diagrammatique chez le peintre disparaît aussitôt que commence l’acte de peintre. Les appareils sont en quelque sorte les seuls témoins et c’est à travers eux que se conduit le témoignage. Les légendes techniques témoignent d’une époque technique à travers des supports de transfert, des médiations entre la source et ces multiples formats de traduction. Il s’agit alors de mettre en place des traducteurs de différences internes, dans le sens de conducteurs indiciels, comme une photographie par exemple. Cela témoigne d’un état spectral. Le peintre « a besoin, dans ses tableaux et surtout dans les triptyques, d’une fonction de témoin (…) Ce sont des témoins, non pas au sens de spectateurs, mais d’élément-repère ou de constante par rapport à quoi s’estime une variation »7. Comme des paparazzis, ils sont représentés munis d’un appareil photo, hors champs, appartenant à moitié au tableau comme dans le triptyque Études du corps humain (1970) par exemple. Francis Bacon installe un appareil photographique dans sa toile représenté par deux objectifs similaires à de grands yeux globuleux, indice de curiosité, d’observation et d’auscultation des faits dans leur intégrité et dans leur vérité, que l’invention de la photographie est censée incarner. L’appareil symbolise ici la faculté d’observation impartiale : il voit tout mais ne fait pas de commentaire. De même, le document médiatique de l’œuvre reconstitue l’œuvre en dehors d’elle, en son absence. Si l’œuvre est l’événement, alors le cartel est son témoin Il est d’ailleurs fréquent de voir dans les musées un cartel portant la mention ” œuvre manquante ” à côté d’un socle ou d’un mur vide. Le cartel témoigne – et on ne peut que le croire – de l’existence d’une œuvre à cet endroit précis, mais absente ici et maintenant. La surface d’inscription – le format de lecture – ne trouve en face de lui qu’un écueil virtuel. Une légende déterritorialisée. La réception des données dans un lieu, un réceptacle, à travers un mode de lecture in-signifiée, serait une poétique des appareils techniques de médiation, de lecture et de traduction. Ces éléments isolés – mais relié en quelque sorte – se prêtent à la traduction et se définissent comme des transducteurs.

« Chacun voit sa charge sémantique altérée par l’approche génétique telle que la rend possible et nécessaire l’histoire des supports textuels eux-mêmes, et en premier lieu, l’apparition du bon à tirer requis par la reproduction imprimée »8. Isabelle Cornaro témoigne de son processus de traduction entres les deux bords qui relient sa démarche. Cet élément d’écart prospectif, cette traduction prend une forme que l’artiste baptise sous le nom Bons à tirer. « Les B.A.T. rassemblent mes croquis et documents de travail annotés. Des images-sources collectées me servent de base à un travail de décomposition et de recomposition, suivant un processus de traduction des images en compositions abstraites. Ils témoignent du moment du travail, mais leur statut est ici modifié par la présence de calques, de traits de coupe et de barres colorimétriques qui indiquent, comme le titre, qu’ils sont bons à tirer en tant que tels, prêts à intégrer la chaîne de (re)production »9. En effet, ces B.A.T. témoignent d’un moment de travail et de gestes diagrammatiques et de traduction. C’est comme montrer le programme informatique d’une installation numérique, en montrant la trame du processus de production de l’œuvre, Isabelle Cornaro donne une forme visualisable à ses opérations de traduction. Comme une partition, les Bons à tirer sont un système notationnel comportant des concordants. « Une partition définit une œuvre »10, déclare Nelson Goodman. Dans le sens où elle détermine d’une manière unique son exécution. Cette feuille de calque translucide joue ici le rôle de plan de consistance. Le calque ou le scanner constituent des appareils de traduction à travers leur fonction de translation et de transfert du visible « à plat », sur un plan sans point de vue contrairement à la photographie. Isabelle Cornaro réalise trois opérations précises : déterminer le modèle, décomposer le modèle, recomposer le modèle. Mais, contrairement à Paysage avec Poussin et témoins oculaires, lors de la monstration des B.A.T l’artiste dévoile le dispositif de décomposition qui constitue le moment diagrammatique. Ils présentent alors une « figure » dans le sens géométrique du terme, c’est-à-dire non pas la simple représentation d’un geste ou d’un concept mais sa construction. Elle en fait une œuvre. Ainsi, la source devient un élément de discours, de titre ou de légende. L’artiste y revient comme un feed-back, en la citant comme un élément de commentaire. Comme un traducteur, Isabelle Cornaro donne à voir la traduction d’une source qui constitue la trame, la matrice, le diagramme. Un peu comme dans la technique de gravure, la matrice minutieusement réalisée est vitale dans le devenir de l’œuvre, pourtant elle reste souvent dans les casiers du laboratoire et absente lors de la monstration de l’épreuve jugée « épreuve d’artiste » et donc bonne à tirer.

Similitude ou ressemblance ? Michel Foucault cherche à saisir, à travers l’analyse de la peinture de René Magritte Décalcomanie (1966), la différence de lecture qu’engendre le face à face de ces deux modes de représentation. « Grâce à cette Décalcomanie on saisit le privilège de la similitude sur la ressemblance : celle-ci donne à reconnaître ce qui est bien visible ; la similitude donne à voir ce que les objets reconnaissables, les silhouettes familières cachent, empêchent de voir, rendent invisible »11. Le calque joue ce rôle. Bien qu’il soit translucide et permette la copie, il en résulte généralement une similitude et non pas une ressemblance. Dans la similitude aux paysages traités par l’artiste, il y a des affirmations multiples et différentes qui « dansent ensemble, s’appuyant et tombant les unes sur les autres » 12. Dans Ceci n’est pas une pipe, René Magritte brise la flèche tout en la maintenant présente. Détacher les légendes de leurs références imagées c’est comme faire apparaître les valeurs des images. « Les diagrammes se caractérisent donc par un certain nombre de propriétés que ne possèdent pas les figures ordinaires : ils sont dotés d’une variabilité interne qui leur confère une sorte de générativité. Comprendre un diagramme, c’est d’abord saisir les relations virtuelles qu’il intègre, en anticiper les degrés de transformation ou les développements. La ressemblance rapproche “ceci” de “cela”, éloignée du rapport entre les choses, elle disparaît et ne fonctionne plus. Les légendes dans Technique mixte posent à leur tour ce paradoxe et cette dichotomie. En effet, d’après R. Magritte « il n’appartient qu’à la pensée d’être ressemblante ; elle devient ce que le monde lui offre »13, et c’est dans ce sens que la lecture des légendes opère par intersection entre d’un côté les choses qui fonctionnent dans des relations de similitude, et d’un autre côté la pensée qui est sur le mode de la ressemblance.

II. Expériences mystagogiques
1. Mystères

« On dirait qu’ils ne se perdent pas dans l’errance absolue. Ils explorent – et cherchent à prévoir là où ils ne voient pas, ne voient plus ou ne voient pas encore. L’espace des aveugles conjugue toujours ces trois temps de mémoire »14

« Il semblait que ce que l’on voyait était le vrai lui-même” 15

Ne voit pas encore
Je rentre dans la galerie de l’école nationale d’art de Cergy16, éclairage tamisé. Au fond de la salle à droite, un présentoir en forme de table basse attire mon attention. Un couvercle en plexiglass protège des bijoux en or placés sur un contreplaqué en bois soutenu par une table métallique noire. L’œuvre Savane autour de Bangui est ce qu’on peut désigner ” d’œuvre aveugle ” au vrai sens du terme comme au figuré. Car, en dépit de son aspect matériel et visible, apparent, elle ne porte pas en elle l’esquisse d’un moindre sens. Un sens saisissant et à la fois incompréhensible. Cet agencement d’objets sur un plan en contreplaqué constitue l’actualisation d’un prototype virtuel, absent. J’ai toujours pensé que rien ne valait le contact direct avec une œuvre, qu’un document portant l’image de l’œuvre n’engendrait pas la sensation, pourtant, je suis bien devant l’œuvre mais je ne la vois pas. Finalement, elle me renvoie vers ses commentaires et documents critiques, cartel et légende. Je me rappelle avoir murmuré devant la pièce d’Isabelle Cornaro : « je ne comprends pas ! ». Face à cette pièce, que je ” ne vois pas encore “, je ne me sens en aucun cas récepteur averti du domaine de l’art, je me sens face à des objets posés sur un socle dans une galerie d’exposition. Il ne me reste désormais qu’à lire l’œuvre à travers les commentaires critiques et médiatiques qui constituent ma seule grille de lecture ; un discours portant la parole de l’artiste et de son œuvre. Je cherche un cartel, en vain Je me dirige alors vers le comptoir de la galerie où se trouve une quantité d’imprimés, de documents d’informations et de récits médiatiques autour de l’événement, des artistes et des œuvres.

Dans un entretien avec Vallia Athanassopoulos – consulté dans le document de l’artiste mis à la disposition des lecteurs dans la galerie – Isabelle Cornaro déclare procéder à une transposition : « la forme abstraite m’intéresse en tant que forme qui fonctionne comme signe. Non pas pour elle-même »17. Dans ce dispositif muséal, elle jette son dévolu sur des objets chargés émotionnellement, qu’elle transfigure en éléments graphiques ready-made : des bijoux qui redessinent les lignes de paysages de savane africaine, d’après des photos de famille. Elle ajoute à propos du matériau et des objets choisis qu’ils « fonctionnent comme figure, réceptacle de projections mentales, identitaires, affectives, sentimentales. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on projette dans ce qu’on regarde, symboliquement, émotionnellement, effectivement. D’où aussi la question du fétichisme des objets »18. Ces mots de l’artiste fonctionnent comme une grille de lecture de l’œuvre à ma proximité physique. Dans l’étymologie du verbe anglais read19 qui signifie en langue française « lire », un dérivé d’anglo-saxon roed et de termes germaniques apparentés, l’un des sens premier est « donner conseil », dont le sens s’est élargi à « expliquer quelque chose d’obscur », un peu comme résoudre une énigme ou un mystère. Ainsi, quelqu’un de ready est celui qui s’est préparé à une situation après l’avoir « lue » avec attention. Mais je me trouve dans une situation qui suscite interrogation, et dont je peine saisir le sens. Le sens étant ici entendu comme ” sensation ” et ” sens logique “.
L’inadéquation entre la nature conceptuelle du projet et la matière plastique d’expression mobilisée dans le cadre de l’exposition aboutit fatalement à un échec qui n’est que très partiellement comblé par l’appareil textuel des cartels et du catalogue. Or, il pourrait bien s’agir là de l’aporie sur laquelle viennent buter certains de ces travaux contemporains qui sont comme traversés par une disjonction : élaborés autour de concepts et mis en œuvre avec des matériaux plastiques. Il en résulte un faux hermétisme et une incompréhension chez les spectateurs. Si on pense par l’art autant qu’avec des concepts, c’est sur un mode différent. La pensée par concepts est accrochée aux sens et aux mots, tandis que, de l’art émane des sensations éprouvées au contact de la matière des images et des choses. Dans une étude sur l’intégration du sens et de la sensation dans le poème et à travers l’exemple de la peinture, Noëlle Batt interroge la notion de sensation. Elle écrit : « La sensation est bien maîtresse puisque c’est elle qui conduit les réalisations du peintre mais elle est aussi souplesse, labilité, plasticité puisqu’elle prend corps à ces niveaux (…) C’est en tout cas par la sensation que le spectateur ou le lecteur entre dans le tableau. C’est par elle qu’il doit être touché, s’il veut non seulement voir, mais ressentir, connaître et comprendre le tableau ou le poème »20. Être attentif au doigt et à l’œil, attentif à ce qui touche l’œil et à ce qui le touche du doigt pour donner enfin à voir. Comme un aveugle alors, le spectateur-lecteur de l’œuvre doit parvenir à toucher l’œuvre par l’esprit afin qu’il soit lui-même touché par elle et parvenir enfin à la sentir. À défaut, il risque d’être induit en erreur, à défaut, il faut qu’il y croie. Désormais, portée par la lecture de l’œuvre, je me réfugie dans les récits de formes invisibles (ou illisibles) que sont justement les légendes, les idées, les paroles, les discours, les raisons et les calculs loin du plastique, mais où réside néanmoins une plasticité. Pourtant, ce ne sont que des jugements, des points de vue. « Ce qui se passe est un peu plus compliqué, plus dialectique en réalité. Il y a un savoir préalable, pétri de catégories toutes faites, qui est mis en pièces pour un moment – qui commence avec l’instant même où l’image apparaît »21 décrit Georges Didi-Huberman « devant l’image ».

« Savane autour de Bangui » peut être formulé ainsi :
Bijoux en or + contreplaqué = zéro

Dans ce sens, l’œuvre est neutre en soi. Ainsi, la neutralité de la référence permet à l’œuvre de vivre au-delà d’elle-même ; objectivement. Sa médiation lui permet une individuation multiple et ouverte selon les points de vue des critiques. Devant la pièce d’œuvre, je ne perçois aucune identité ethnique, culturelle, linguistique, ni référent iconique ou autre. Pourtant la lecture du titre, les critiques de cette dernière et l’intention même de l’artiste renvoient à de multiples signifiés symboliques à travers une traduction sémantique. Notamment, le référent photographique renvoie à un moment historique et fait partie de la vie personnelle et familiale de l’artiste. L’œuvre d’Isabelle Cornaro est désormais riche et lourde de sens virtuels. Non pas possibles, mais virtuels. Car bien qu’elles soient transmises après-coup, ces formes textuelles sont à l’origine de l’œuvre et du récit de l’artiste. L’artiste parle à travers les mots des autres, elle est l’autre. Avec Savane autour de Bangui il ne s’agit pas seulement de perte, comme dans le cas de Un livre aveugle ou encore de Technique mixte, mais aussi d’une problématique qui relève de la croyance, d’un mystère ou encore d’une « mystagogie » dans les termes de Bernard Stiegler : « Tout art du présent ou du passé relève d’un mystère, l’art contemporain est une sorte spécifique d’un tel mystère de l’art. La philosophie hérite d’un mystère aussi, mystagogie par l’écriture au théâtre ; énigme de la tragédie. Au 20ème siècle une nouvelle mystagogie apparaît avec Marcel Duchamp »22. D’après le philosophe, l’art procède essentiellement par la passion et dans un tel contexte la question de la religion se pose.

« J’étais à un vernissage qui faisait également office de cérémonie de remise d’un prix. Lorsque j’ai visité l’exposition j’ai eu l’idée d’une mystagogie qui entoure l’art. J’ai entendu dans ce murmure un problème ou plutôt de l’embarras. Le travail n’étant pas apprécié du public surprenait par sa mauvaise qualité. L’autorité chargée de remettre le prix me confesse qu’il n’apprécie
pas le travail de l’artiste. Lors de la remise du prix en question il dresse des éloges tout en justifiant la récompense qu’il s’apprête à donner à l’artiste, et le public applaudit. Ceci est une expérience mystagogique » 23.

D’après le philosophe, les mystères de l’art résident dans ses instruments, ses techniques à travers une organologie 24 générale, cultivés par un culte dont les institutions culturelles et médiatiques font partie. « L’œuvre œuvre, dans le sens d’ouvrir. Elle ne nous ouvre que pour autant que l’on y croit, que pour autant qu’elle nous affecte. Elle pointe vers un mystère, elle indique un autre plan que celui qui n’existe que pour autant que l’on y croit. L’art n’œuvre que pour autant que l’on y croit. »25. Il se définit dans cet écart entre le discours et l’image et exige une forme de croyance. L’art suppose des pratiques de soins, de cures, des curateurs, des officiants et des offices. L’œuvre est toujours accompagnée d’un brouhaha de récits, contes, paroles et légendes qui varient selon leur auteur. On peut dans un travail comparatif et précis voir les différentes mesures de cet écart qui témoignent, dans le sens de Stiegler, d’une diversité de nature des institutions culturelles, d’une organologie générale et de différentes médiations. Comme l’explique Gilbert Simondon en comparant la nature de l’objet technique (média, institution) et celle de l’objet esthétique (œuvre d’art) : « l’objet technique en tant qu’outil, au contraire, ne s’insère pas, parce qu’il peut agir partout, fonctionne partout. C’est bien l’insertion qui définit l’objet esthétique, et non l’imitation »26. Il ajoute : « l’impression esthétique est alors relative à l’insertion ; elle est comme un geste »27. Cette notion d’insertion met le point sur le fossé qui à la fois rapproche et sépare l’art de son monde d’insertion culturelle. Il peut aussi problématiser la liberté de l’art à se nourrir du monde sans en faire partie et paradoxalement de dépendre d’une institution culturelle et donc du pouvoir qu’elle est susceptible d’exercer sur lui.

L’art est-t-il tributaire des normes pour exister ?
D’après Bernard Stiegler, la société humaine est constituée de milieux associés. Avec l’industrialisation on assiste à une dissociation de ces milieux. Les consommateurs ont la possibilité aujourd’hui et grâce aux médiations culturelles de s’individuer dans les pratiques sociales. L’attention se produit en s’éduquant, mais la société actuelle détruit l’attention par la captation permanente de tous les sens du corps. Au-delà de l’attention, le spectateur cherche une forme de croyance dans l’œuvre à travers la réflexivité. Le jugement naît du partage mais se construit par les artifices. Faut-il penser que ces croyances vont disparaître ? La réflexivité devient le tuteur d’une spéculation délirante dans laquelle l’art devient à son tour spéculatif. Les mystères de l’art passent par ses propres instruments. L’art suppose des techniques pratiquées ainsi qu’une organologie générale et une organisation du culte. L’œuvre est toujours idiomatique, elle naît d’un défaut de langage. La langue est parole d’un défaut, comme le mystère est ce qui fait défaut.